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Lena Peyrard
Commissaire d'exposition et critique d'art
L'éthique de la coquille, 2023

«(...) la présence des autres me rassurait, elle décrivait autour de moi un espace habité, elle me libérait du soupçon que j’éprouvais de constituer une exception alarmante, du fait qu'il ne serait arrivé à moi seul d’exister, une sorte d'exil.»
Italo Calvino, La Spirale (1965)

Dans La Spirale, le récit qui clôt le singulier recueil Cosmicomics d'Italo Calvino, un mollusque raconte sa vie à travers cinquante millions d’années, soit notre Histoire. Son point de vue se construit à partir du magma de sensations produit par le milieu marin et permettant d'étranges communications avec un semblable dont le gastéropode s'éprend follement. Aborder le travail de Ronan Lecreurer en fabulant sur la vie amoureuse des mollusques n'est pas seulement une cocasserie de ma part. Il serait en effet tâche impossible de m’épancher sur le sujet sans évoquer la pléthore de références à la littérature fictionnelle et scientifique qui donne à la pratique de l'artiste son corps et sa couleur. Sortes de prototypes fantasques, ses œuvres se réunissent autour d'une même pensée, celle d'apprendre à habiter le monde en conscience ; en conscience des limites franchissables, des interactions essentielles, de l'ordre et de l'abstraction qui régissent les règnes de la nature. Le mollusque, dans sa vie végétative, se met à sécréter une coquille pour se protéger, mais aussi pour devenir visible. Sa forme en spirale est unique, structurée, régulière, identitaire – autant dire une œuvre. Tout comme le mollusque, l'artiste imagine des interfaces aux esthétiques minimalistes qui se définissent comme des habitats ou des véhicules et permettent de transcender les capacités propres à chaque individu.
L'auteur Francis Godwin décrit avec grande précision dans Man in the Moone le vaisseau qui, tiré par des oies, permet au héros de se rendre sur la Lune. En 1894, Lawrence Hargrave, pionnier en aéronautique australien, fait son premier vol en cerf volant. Sur les traces de ces inventeurs fous, Ronan Lecreurer réalise une série de sculptures volantes et performatives à partir de l'observation des mouvements migratoires des oiseaux et évoque des modes d'évasion réels ou fictionnels dont il retrace les gestes. Navigant dans les airs, ses volumes composés d'une convergence de lignes et d'une superposition de plans créent des compositions picturales avec pour toile de fond le paysage. Ici, la main de l'artiste n'est autre qu'une amarre, un point d'ancrage à la réalité tandis que les sculptures sont traversées par le protagoniste invisible de cette danse céleste, le vent. Ce dernier sculpte les œuvres autant qu'il les soumet par ses caprices. Puisant dans nos rêves d’enfants, les pièces volantes apparaissent comme un point de fuite dans le ciel, au sens le plus littéral. Une fuite rendue possible par la coordination du vivant et des forces naturelles faisant de cette interface le lieu de rencontre d'une relativité complexe et de nos fantasmes.
Puis à nouveau, submersion totale. Dans ses œuvres récentes comme Syphons, Vessels & Other Shy Molluscs, Ronan Lecreurer convoque la capacité des espèces sous-marines à sourcer les informations, à interagir et développer une intelligence collective visant au maintien de l'écosystème, comme en témoigne le narrateur invertébré dans La Spirale : «Ainsi j'ai appris qu'il y avait les autres, l'élément qui m'entourait ruisselait de leurs signes, les autres, différents de moi avec leur hostilité, ou bien déplaisamment semblables». L'artiste fait de l'abstraction par accident, comme il aime le rappeler. Ses sculptures, aux formes simples bien qu'issues de procédés sophistiqués, proviennent de l'observation de ces êtres symbiotiques dont les anatomies parfois exubérantes deviennent dans ses œuvres des motifs ornementaux, un système rythmique de volumes, de stries et de couleurs. À la fois souples et rigides, il s'agit de corps qui évoquent ceux vivant dans les récifs où chaque alcôve, chaque anfractuosité est un terrain d'accueil pour d'autres corps. Ronan Lecreurer parle du vivant sans pour autant le donner à voir. Pourtant ses œuvres s'emplissent de vide laissant ainsi la place à l'altérité de s'y loger, ces autres dont parle le mollusque qui forment un ensemble lié par tout un tas d’interactions et de signaux qui bien souvent nous échappent. Pour ainsi dire, il fabrique des coquilles.


Marie Bechetoille
Directrice du Cneai
63e salon de Montrouge, 2018

S’envoler, flotter, se camoufler. Ronan Lecreurer cherche dans ses lectures et ses voyages des prétextes à l’évasion. Inspiré d’images et de récits scientifiques, littéraires, il invente selon les contextes des sculptures produisant des déplacements réels et imaginaires. L’esthétique minimale, de la répétition des formes simples aux couleurs primaires, rappelle que les origines de l’abstraction viennent de l’observation des lois de l’organisation de la matière dans la Nature. Car c’est une histoire des formes qui nous est racontée, où la connexion de lignes, de plans et de volumes produit des micro-mondes, des terrains d’expérimentations et de projections. Des ailes d’Icare au fil d’Ariane, le travail de Ronan Lecreurer convoque la figure du labyrinthe et ses méandres, et nous projette dans un monde sans fin. Le Livre de sable (1975) de Jorge Luis Borges commence ainsi: «La ligne est composée d’un nombre infini de points; le plan, d’un nombre infini de lignes; le volume, d’un nombre infini de plans; l’hyper-volume, d’un nombre infini de volumes…».


Maki Cappe
Doctorante en philosophie de l’art, professeure à la Sorbone et co-commissaire au Laboratoire de la création, Paris
Syphons, Vessels and Other Shy Molluscs, 2022

Cette colonne est une histoire de mollusques et de plantes aquatiques. Chaque forme de cette colonne évoque un lien entre le liquide et le vivant marin à travers une fonction organique déterminée: absorber, contenir, se nourrir, se reproduire, s’informer, se déplacer ou encore d’éjecter les fluides des organismes immergés.
On peut voir cette œuvre comme un mobile, comme une chaîne ou une colonne. Elle éveille la curiosité des disciplines qui s'entrelacent; la biologie, la malacologie, le design ou l’architecture. Pourtant, plus encore que d’être conçue comme une et indivisible, il faut percevoir la discrète individuation de chaque élément qui la constitue car il est à lui seul un système, il se réfère de manière autonome à un organisme en particulier. S’il est difficile de dire ce qui les relie en propre car le mot échappe à la science, c’est bien à une espèce de classification que nous avons affaire. Classification personnelle faite par l’artiste de «systèmes» organiques permettant la régulation et l’interaction de leurs corps avec des fluides.


Marie Cozette
Directrice du CRAC Occitanie, Sète
Résidence d’artiste à Lindre-Basse, 2015

Ronan Lecreurer pratique la sculpture comme une science de l’assemblage: les mécaniques secrètes qui président à l’élaboration de ses œuvres témoignent de cet art du collage et du montage où les affinités électives entre images, objets, récits, gestes et techniques distillent un trouble latent.
Ce principe de bascule permanent dans son travail, qui provient souvent de hasards productifs, plus ou moins provoqués, se retrouve dans plusieurs œuvres.
À Lindre-Basse, Ronan Lecreurer développe une recherche entamée précédemment autour de la figure de Robinson Crusoé. Le contexte du Parc Naturel Régional de Lorraine, avec son étang, son isolement naturel, fait écho à cette figure littéraire autour de laquelle l’artiste compile depuis plusieurs années une importante documentation. Partant de Robinson, il s’intéresse au mode de l’évasion et en particulier aux véhicules fictionnels qui jalonnent la littérature, le cinéma, et l’histoire même des sciences, faite d’inventions plus ou moins poétiques et de ratages formidables.
S’appuyant sur des documents tirés de gravures antiques ou de descriptions littéraires, Ronan Lecreurer s’attache alors à retrouver les modes de fabrication de deux objets en particulier: d’une part un véhicule spatial tiré par des oies, destiné à l’exploration lunaire (Man in the Moone, Francis Godwin, 1638); et d’autre part un radeau animalier constitué de peaux de bovins tannées et gonflées, faisant office de bouées. Fort de cet imaginaire à la fois fantasmé et historique, Ronan Lecreurer retrace les gestes, les techniques et les formes qui lui permettront de reconstituer les véhicules en question. Au cours de cette quête complexe, faite de détours et de courts-circuits, l’artiste déploie une collection d’images qui se propage sur le mur de l’atelier, tel un atlas sans fin où se dessine en creux une histoire parallèle de l’évasion.